Introduction
Ce quatorze décembre 2024, une page importante de l’histoire ferroviaire belge et de la SNCB s’est tournée : les automotrices classiques ont officiellement effectué leurs derniers tours de roue sur les rails belges. Ce sont les plus “récentes” (AM66-79) qui ont quitté la scène. Construites entre 1939 et 1980, les automotrices doubles devenues “classiques” ont été à ce jour la série la plus importante d’automotrices SNCB. Les plus anciennes automotrices de la SNCB sont maintenant les quadruples de 1975-77 et qui ont été modernisées également. On peut dire qu’elles sont les dernières représentantes de l’ancienne génération d’automotrices; techniquement, elles sont proches des doubles avec qui elles pouvaient être accouplées d’ailleurs.
Une voiture d’une AM classique (sic!) sera préservée pour le Train World, le musée des chemins de fer belges à Schaerbeek. Gageons qu’elle sera restaurée en livrée verte?
Les souvenirs sont nombreux car je les ai toujours connues depuis mon enfance jusqu’il y a quelques jours où de manière inopinée, une AM classique était engagée sur les trains S41 entre Liège-Saint-Lambert et Aachen-Hbf suite à une défaillance (je suppose) de la rame de voitures I11 avec HLE 18/19 prévue.
Je suis allé à l’école en ville avec elles, j’ai été travailler avec elles et finalement, j’ai travaillé avec elles pendant de nombreuses années lorsqu’elles assuraient encore pas mal de trains L (omnibus) ou P (d’heure de pointe) dans le Sud-Est de la Belgique.
Voici, deux souvenirs que je souhaitais partager avec vous.
Mon plus lointain souvenir
Je devais avoir huit ou neuf ans et à cette époque, la portion de la ligne 34 entre Liège-Guillemins et Liers avait été modernisée et électrifiée dans le cadre d’un projet de desserte suburbaine. Cela permettait aux trains de la dorsale wallonne (Liège - Namur - Charleroi - Mons - Tournai) d’être prolongés vers Herstal et Liers en banlieue liégeoise. C’était aussi le cas des trains omnibus Namur - Liège qui venaient dès lors jusqu’Herstal.
Dans le cadre de ce projet, la ligne 31 entre Ans et Liers a été remise en état et électrifiée à grands frais dans les années 1970 (inauguration de la traction électrique en 1976) mais en 1984, lors de la mise en place du funeste plan IC-IR, elle fut supprimée : un beau gâchis d’argent public… aujourd’hui, c’est un RAVeL.
Ce devait être un samedi, car nous avions l’habitude, à l’époque, d’aller en ville faire quelques courses et notamment chez le boucher. Ce jour-là, j’étais, si je me souviens bien, uniquement accompagné de ma mère. Le trajet de Liège-Palais (aujourd’hui Liège-Saint-Lambert) à Herstal durait une petite dizaine de minutes pour quatre kilomètres, cela peut paraître lent mais les trains omnibus s’arrêtaient deux fois sur ce court trajet : à Liège-Vivegnis (dans le quartier nord de Liège) et à Jolivet (à quelques dizaines de mètres de la place Coronmeuse à la limite communale de la ville). Et le matériel n’avait rien d’une rame de métro.
Ainsi, nous avions pris place dans le petit compartiment de seconde classe qui se trouvait juste derrière le poste de conduite, à l’avant du train ce jour-là! Et par chance, la porte n’était pas fermée ce qui augurait un voyage des plus intéressants pour le petit curieux que j’étais!
Il faut dire qu’il était rare à l’époque que le conducteur s’enferme car les postes de conduite étaient quand-même exigus. Il ne fallait pas être claustrophobe et de plus, les conducteurs (comme les chef-gardes d’ailleurs) trimbalaient une grosse mallette en cuir remplie de formulaires en tous genres pour toutes sortes de problèmes et de lourds manuels (livrets HLT, livrets de dépannage, …) et souvent cette mallette contenait aussi le casse-croûte et le thermos si bien que souvent, elle se trouvait dans le couloir à portée de main.
Ma foi, cela faisait bien mon affaire puisqu’ainsi, j’allais non seulement pouvoir observer le trajet du point de vue du conducteur à travers la petite fenêtre de la porte d’about et observer le conducteur manipulant toutes sortes d’interrupteurs et autres dispositifs de sécurité. Lors du démarrage, il y avait un “pssshhhh” lorsqu’il “desserrait” les freins, ensuite un “tacatac” lorsqu’il enclenchait le manipulateur de traction, sans compter le “bip” sonore l’informant qu’il devait réarmer “la pédale de l’homme mort” (sans quoi, un freinage d’urgence se produisait). A cette époque, les signaux sont équipés de “crocodiles” et une brosse à balais fixée sur le bogie avant. Le frottement du balais sur le crocodile provoquait d’autres sons dans le poste de conduite : “ding” si c’était vert, et au “psshhhttt” si c’était “double jaune” (ou “vert-jaune” vertical ou horizontal) obligeant le conducteur à réarmer un dispositif, signifiant ainsi qu’il avait bien vu le signal avec restrictions. Aux arrêts, il y avait aussi la manipulation des interrupteurs pour débloquer les portes à gauche ou à droite selon où se trouvait le quai. C’est aussi sur ce tableau de bord que se trouvaient les interrupteurs pour l’éclairage du poste ou de la rame (du moins à une certaine époque) et sur les plus anciennes des “classiques”, il y avait un “shunt” qui devait être enclenché à une certaine vitesse. [¹] Le Tachymètre qui indiquait la vitesse était équipé de la fameuse bande TELOC (qui enregistrait tout ce qui passait lors de la conduite : vitesse, signaux, …) produisait un petit bruit continu.
Ci-dessus : une vue du sas de l’intercirculation entre deux automotrices classiques
De mon poste d’observation, j’étais subjugué par ce “spectacle” et bien trop vite, nous arrivions à Herstal où le train était reçu sur une des deux voies en cul-de-sac (à l’époque), soit voie 3, soit voie 4. Le conducteur ayant remarqué ma curiosité, proposa à ma mère (dans mon souvenir du moins) que je l’accompagne jusqu’à Namur et retour.
Je ne sais si ma mère aurait accepté et elle n’eut pas à le faire car je pense être descendu du train plus vite que jamais et sans demander mon reste! Curieux mais pas à ce point-là! Inutile de dire que quelques années plus tard, il ne fallait pas me prier lorsque l’on m’invitait à monter dans la machine ou entrer dans le poste de conduite (aujourd’hui, une chose impensable et pourtant, que de vocations sont nées par ce biais!).
Pour ma part, le virus du “rail” était déjà dans mes veines mais c’est à l’adolescence que j’allais attraper la maladie : la passion pour le chemin de fer et même si parfois, ce fut une relation tumultueuse (le rail comme profession n’est pas aussi idyllique qu’on l’imagine mais pour rien au monde je ne renierai mon “amour” pour le rail).
Le plus cadeau de Noël
Ci-dessus: l’automotrice 055 de la tranche 1954 qui avait une particularité, suite à un accident, la voiture B était irréparable, ainsi la voiture ABx - ici en deuxième position - fut attelée à la voiture ADx - déclassée pour l’occasion - de l’AM 526 qui avait, elle aussi, été accidentée - Liège Guillemins, 05-01-1985 - Photo : auteur inconnu, collection personnelle
Nous voici quelques années plus tard, à Noël 1986 plus précisément, où j’ai reçu de ma marraine (qui était ma grand-mère maternelle aussi) le plus des cadeaux : accompagner un conducteur de train sur une partie de son service.
Par l’entremise d’une ASBL qui s’appelle “La Charlemagn’rie” [²] et qui avait une radio amateur locale à l’époque - époque bénie de ces radio au charme désuet mais un vrai lien entre les gens du quartier - comptait, parmi ses animateurs, un conducteur de train du nom de José (si ma mémoire ne me fait pas défaut!). Et ma marraine, connaissant ma passion pour les trains et José, s’arrangea avec lui pour que ce jour de Noël, je puisse l’accompagner sur une partie de son service.
C’est ainsi qu’en début d’après-midi (dans mon souvenir le train L vers Hasselt qui passait à Herstal à 13 h 15) j’embarquais dans le train et rejoignais José, le conducteur, pour l’accompagner jusqu’à Hasselt, terminus du train et en revenir.
Jusqu’à Hasselt, je suis resté à observer. Arrivé au terminus, la rame devait manœuvrer pour être remise sur la voie 1 pour repartir vers Liège, c’est là que l’incroyable - pour moi qui était adolescent - se produisit : José mit l’inverseur en position neutre (de façon à ne plus être dérangé par le dispositif de veille automatique) se leva et me dit : “Ta grand-mère m’a dit que tu voulais être conducteur (de train), hé bien, voilà, c’est à toi!”
Je suis resté un moment interloqué tant c’était inattendu et j’avoue que sur le moment, j’ai hésité mais finalement, je me suis assis sur le siège et ai pris place aux commandes.
Première étape, il fallait réenclencher l’inverseur afin de pouvoir “tractionner” et dès ce moment-là, il fallait penser à réarmer la veille automatique toutes les 60 secondes! Arriva ce qui devait arriver, j’ai évidemment loupé le réarmement provoquant un freinage d’urgence, il faut dire qu’avoir le pied posé en équilibre précaire sur une pédale en position médiane, c’est tout sauf évident pour un débutant! Nous avions le signal de manoeuvre (rouge-blanc) et José m’a rapidement fait un topo pour éviter que ça ne se reproduise.
J’ai donc effectué la manoeuvre jusqu’à un certain point au-delà du signal dans l’autre sens et nous avons changé de poste afin de revenir à quai en vue d’assurer le train de retour vers Liège. A l’époque, les trains arrivaient aux heures 53 et repartaient aux heures 49 (le pivot était 42-102, c’est-à-dire que si un train arrivait à l’heure juste, il repartait à l’heure 42 dans l’autre sens, s’il passait dans une gare à h 36 dans un sens, il passait à h 6 dans l’autre sens (36+6 = 42), et ainsi de suite. Pratique pour l’usager et grand avantage du cadencement intégral des trains. De nos jours, le pivot est 30-60, c’est-à-dire que les trains d’une même relation se croisent à h 30 et à h 00 et si un train arrive au terminus à h 35, il repart à h 25 dans l’autre sens. Il y a parfois quelques petits décalages mais dans les années 1980, c’est assez strictement observé dans les horaires à l’exception des trains P et T qui étaient des trains hors “cadence” supplémentaires pour l’heure de pointe ou les destinations touristiques.
Bref, nous revoici donc après quelques minutes de nouveau à quai et avons quarante bonnes minutes à attendre avant de repartir. Je pensais que l’épisode de conduite était achevé mais il n’en était rien. Je l’appris quelques minutes avant le départ quand José m’informait que j’allais “faire” le train jusqu’à Liège. Faire une manoeuvre, c’était une chose mais conduire en pleine ligne, en était une autre mais à cœur vaillant rien d’impossible (et encore moins dans celui d’un adolescent!). Me revoici donc installé dans le poste de conduite prêt au départ!
Ci-dessus : le poste de conduite d’une AM54, identique à celui que j’ai eu la chance d’occuper ce jour de Noël 1986 - A gauche, l’inverseur (le manipulateur de traction n’est pas visible ici, à droite : le frein, au milieu les nombreux interrupteurs pour l’ouverture des portes, l’éclairage, le shunt, …
Peu avant l’heure de départ, selon la procédure en vigueur à l’époque, le chef-garde fermait les portes à H -20 secondes, vérifiait que toutes les portes étaient fermées et allait actionner, à H -10 secondres, l’IOT (Interrupteur Opération Terminées) sur un boîtier situé sur le quai, le fait de tourner la “clé papillon” dans le boîtier d’un quart de tour vers la droite provoquait l’allumage d’une petite lampe rouge sur un “signal” lumineux annexe. Le chef-garde regagnait sa porte restée ouverte, et remontait sur la plateforme de la rame. Si le signal principal était ouvert (c’est-à-dire, vert, vert-jaune horizontal, vert-jaune vertical ou même double-jaune selon les cas et la configuration de la gare), le point rouge devenait une couronne blanche après 8 secondes, le conducteur pouvait alors démarrer. Le chef-garde, lui, devait attendre le premier quart de tour de roue avant de refermer sa dernière porte. Une zone grise qui a été pendant longtemps source de conflits avec les retardataires… et donc de danger tant pour le personnel que pour le voyageur. Inutile de dire que la moindre distraction du conducteur pouvait amener quelques problèmes comme un démarrage intempestif alors que l’IOT était toujours rouge, par exemple. Cela n’arrivait pas souvent mais je pense que tout chef-garde/accompagnateur de train ayant connu l’ancienne procédure de départ (mise en place après un tragique accident à Luttre au début des années 1970) a au moins vécu une fois cette situation. Heureusement, souvent le conducteur s’en rendait compte tout de suite. Ce qui était dangereux, c’est que s’il ne s’en rendait pas compte, le train partait avec une porte ouverte jusqu’à la gare suivante, car il fallait que la clé à trois branches du chef-garde soit retirée pour qu’elle se referme sur ce matériel… Rien de tout cela n’est arrivé ce jour-là, José me supervisait; j’étais un peu stressé mais concentré!
A l’époque, les trains L Hasselt-Liège marquait l’arrêt à Bilzen, Tongeren, Glons, Herstal, Liège-Palais (aujourd’hui Liège-Saint-Lambert), Liège-Jonfosse (aujourd’hui Liège-Carré) et Liège-Guillemins. Pas tout à fait un “omnibus” donc puisqu’il ne s’arrêtait pas à Liers et Milmort.
Aux arrêts non munis d’IOT (la plupart des points d’arrêts), la procédure était quelque peu différente, le chef-garde fermant les portes à H -10 secondes, vérifiait que toutes les portes étaient fermées et ensuite, remontait sur le train et utilisait le dispositif propre au train, la lampe-portes dans ce cas, un petit interrupteur sur lequel il fallait appuyer et qui avait pour effet d’éteindre, un court instant, le voyant lumineux dans le poste de conduite. Ce voyant lumineux indiquait au conducteur que toutes les portes sauf une étaient fermées lorsqu’il s’allumait. Le conducteur constatant l’extinction temporaire du témoin, démarrait et comme dans le cas précédent, le chef-garde retirait sa clé à trois branches et la dernière porte qui se refermait provoquant l’extinction du témoin jusqu’à la prochaine procédure de départ à l’arrêt suivant. Si ce voyant ne s’éteignait pas, c’est qu’il y avait un problème, il devait alors s’arrêter et s’assurer que le chef-garde était présent et si oui, vérifier s’il n’y avait pas une porte ouverte ou mal fermée. Toute défaillance à la lampe-portes impliquait une procédure spéciale dite “OT verbale”, le chef-garde informant verbalement le conducteur qu’il pouvait démarrer. Cela n’arrivait pas souvent et c’était un motif de rebut de l’automotrice et d’échange de matériel dès que c’était possible…
Ce qui arrivait aussi parfois, dans les quais en courbe, c’était une porte qui ne se refermait pas complètement. Dans ce cas le voyant lumineux dans le poste de conduite restait éteint, ce qui signifiait soit une défaillance - ampoule grillée - soit comme ici, une porte pas entièrement refermée. Lorsque le train était composé de plusieurs automotrices (jusqu’à six maximum et donc 24 portes!), il fallait parcourir le train pour trouver la porte coupable. Il n’y avait pas de téléphone portable, pas d’interphonie à l’époque, … alors ce genre d’incident pouvait engendrer très vite un peu de retard si la porte récalcitrante se trouvait assez loin de l’endroit où l’on avait fermé les portes… et après avoir résolu le problème, il fallait retourner près du conducteur pour vérifier que tout était bien ordre cette fois! Ce n’était pas fréquent, heureusement!
Revenons donc dans le poste de conduite, où très vite entre Hasselt et Bilzen et Tongeren, nous atteignons vite la vitesse de 120 à l’heure, la vitesse maximum de la ligne et de la rame. Inutile de dire que c’est impressionnant, bien plus impressionnant que l’on imagine lorsque l’on regarde sur le côté en tant que voyageur! Il faut aussi faire attention à tout, aux signaux en premier lieu mais aussi à tout ce qui pourrait se passer de manière à réagir… Ici, rien de tout ça, le trajet s’est passé sans encombre et petit à petit j’ai pris de l’assurance et les réflexes viennent aussi très vite, en fin de compte.
La seule chose qui fut difficile, c’était de maintenir en équilibre la veille automatique, pas entièrement enfoncée (sauf toutes les 60 secondes pour un court instant) et pas entièrement libre (sinon, ça entraînait un freinage d’urgence). Arrivés à Liège-Guillemins, il ne me restait plus qu’à reprendre un train vers Herstal pour rentrer chez moi.
Conclusion
C’est une expérience qui marque et après ce trajet mémorable, je n’avais plus qu’une envie être conducteur de train à la SNCB. Vouloir, n’est pas pouvoir… surtout à l’époque si l’on avait la malchance d’avoir une mauvaise vue… mais j’aurais exercé le métier de mes rêves au moins un jour dans ma vie (deux en fait, j’en parlerai peut-être une autre fois).
C’est pourquoi, je dédicace cet article de blog à ma marraine/grand-mère et à José, ce conducteur qui rendit possible l’impossible! Et aussi, à tous ceux qui de part le monde assurent que les usagers arrivent à bon port et qui bien souvent sont invisibles aux yeux de la plupart. Sans conducteurs, pas de trains!
Pour aller plus loin
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Un article du “Rail” consacré aux gardes et chefs-gardes (clic droit pour ouvrir dans un nouvel onglet)
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Un article du “Rail” sur la veille automatique (clic droit pour ouvrir dans un nouvel onglet)
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Le grenier ferroviaire de Patrick, une mine d’informations sur les chemins de fer (clic droit pour ouvrir dans un nouvel onglet)
-
Un article sur la bande TELOC (clic droit pour ouvrir dans un nouvel onglet)
Renvois
[¹] Article Wikipédia sur le Shunt (clic droit pour ouvrir dans un nouvel onglet)
[²] Site de l’ASBL La Charlemagn’rie (clic droit pour ouvrir dans un nouvel onglet)
Comments
December 15, 2024 15:39
Belle expérience, merci pour le partage.
December 15, 2024 15:58
@Barbapulpe Avec plaisir!